L'Ornithorynque à lunettes
par
Frédéric Dechaux
LA RENAISSANCE DE LA SINGULARITÉ
La Singularité apparaît au loin. La Singularité se dresse. Elle contemple. Elle respire à pleins poumons. Elle grimace, vacille, met un genou à terre, rassemble un instant ses forces éparpillées. La Singularité se relève à l'horizon, tourne lentement sur elle-même et observe le paysage. Se mêlent en elle le désespoir et la sérénité, le chaos et l'harmonie, la mort et la vie. Longtemps avant L'Élévation de la Singularité, la Singularité s'est effondrée. De sombres existences se sont acharnées à la briser, à la harceler, à l'affaiblir psychiquement, traquant et éliminant en elle les désirs grâce auxquels elle tissait ses rêves, asséchant ce dont s'abreuvait ses utopies, étouffant les idéaux, mutilant l'espoir, annonçant la fin de tout, puis le début de rien, ne menant nulle part, s'autodétruisant, implosant, emportant et détruisant avec elles ces pans de vie qui s'affligeaient d'avoir échoué à lui échapper.
Momentanément, elle s'est éloignée de ses démons. Ou du moins en a-t-elle décidé ainsi. Elle savoure sans limites la douceur de la Joie, tel un oisillon sous des plumes dont il avait oublié les bienfaits. Ce dont elle s'est libérée en ce lieu inconnu, elle le passe délicatement au tamis des souvenirs en gestation qu'elle assimile aux derniers restes de cadavres décomposés.
Ici, dans l'instant, la Singularité et la Joie, une réalité immarcescible s'enivre de sa présence ; elle s'immisce, sans se presser, au cœur de la réalité fabriquée par les machines fictionnelles, que d'inquiétants thaumaturges utilisent pour assoupir les esprits faibles et les consciences fatiguées. La Singularité dans la Joie se découvre accomplie, apaisée, infinie. Elle jouit de la beauté de la plénitude. S'être détachée de l'agitation jusque dans son âme l'affermit ; il arrive cependant qu'elle y distingue un mouvement. Sur les rudes chemins de l'errance, de la solitude et de la transmutation, il lui arrive encore d'observer un découragement passager, une hésitation railleuse ou les ombres du doute.
À une époque lointaine, la Singularité avait un quotidien sinistre à en pleurer. Elle n'avait aucune occasion d'exprimer sa spécificité. Elle s'étiolait dans la banalité. Elle incarnait une sorte de zombie titubant, déprimant, de fantôme à peine ressuscité, dans lequel s'épanouissaient de vivifiantes idées noires, et l'on ne parvenait guère à imaginer qu'elle connaîtrait un jour le repos, la quiétude, un bel éclat de bonheur, une sorte de purification de ce psychisme corrompu où sa profonde lassitude, sa tristesse insondable ne cessaient d'enfoncer leurs racines.
À une époque incertaine, la Singularité se découvrait inconsistante, en quête d'une substance enfuie, en quête d'une réalité dont il serait loisible d'explorer chaque recoin à bride abattue comme si la confrérie des illusionnistes ne s'acharnait pas à en condamner les accès. On devinait son accablement, son affliction, son désarroi face à la fascination que le redoutable arsenal spectaculaire ne cessait de susciter chez des spécimens humains visiblement décervelés et cependant dans la croyance d'une clairvoyance intacte. Les Mutaniens, les dépositaires de ce devenir en cours qu'elle allait plus tard, dans une indifférence complète, ramener à la vie, étaient alors à l'état de personnages de rêves et de fictions.
La Singularité, à l'époque, accumulait les échecs, et ses ambitions de pauvre Alexandre des déserts de l'Évolution ressemblaient aux délires d'un fou. Elle tentait de partager ses visions glorieuses avec des vivants en l'absence de vivants. Chacun de ses appels, à destination de singularités potentielles sans repères, même si une telle démarche s'apparente à un dialogue avec l'écho, à un cri désespéré qu'il vaut mieux étouffer dans l'œuf par respect pour les peuples, pour l'espèce, voire pour le désordre universel, visait à signaler sa présence et à proposer un échange avec une altérité de plus en plus distante. Mais toujours il lui fallait constater la solidité jalouse du Mur-de-l'incompréhension ; pour finir par acquérir la certitude que toute étrangeté radicale implique une étrangeté inexprimable. La Singularité s'est aussitôt adaptée à cette situation. Elle a caché, travesti, trahi sa nature. Elle mimait son effacement : on l'envisage mal en rester là.
En parallèle, le maelström de pensées où je me noyais à l'époque s'est mis à se calmer et à s'éclaircir, de telle sorte qu'il forme désormais un flux beaucoup moins indomptable qu'un torrent. Ma mutanophilie s'esquissait tout juste. Mutanogénèse, mutanologie, mutanisme et mutanité s'inventaient. Les protomutants, dans l'ombre, attendaient leur heure. La mutanosphère, j'ose ici évoquer l'hypothétique constitution d'une Confrérie mutaniste, était en gestation. Et elle le reste pour le moment. Dans la continuité directe de cette époque, la nécessité de l'Accomplissement, l'urgence de la Métamorphose, le désir d'affirmation d'un être véritable et la pesanteur des masques sociaux ont suscité un élan dont plus rien ne peut amoindrir la puissance. Le projet « Devenir joyeux » a dès lors commencé. L'exploration du psychisme, que je devais effectuer jusqu'à ma perte, et pendant laquelle je me suis senti tenu de contempler chaque gouffre de l'inconscient, constituait a priori un petit exercice d'échauffement, elle avait gardé l'apparence d'un jeu ou d'une épreuve dans quelque tournoi de sport amateur où les performances limitées des participants à la manifestation conviviale fournissent surtout un prétexte pour une sortie festive entre voisins. Elle se présentait aussi comme un passage obligé vers cette connaissance de soi dont elle avait jadis la réputation d'être la clef ; comme un rite propre à révéler en un éclair de quoi sont faites la volonté et l'habitude de s'assimiler spontanément à une illusion identitaire. On était alors très mal préparé à écouter, avec stupeur, des « Créatures funestes », emplies de la « Puissance funeste » d'Apophis, susurrer de « funestes promesses » fondées sur des évocations troublantes (Le Pouvoir, La Guerre, La Destruction, Le Néant), encourager la désolation intérieure en vantant les mérites de « la conception de l'existence la moins naïve », asseoir leur emprise sur les sources des sentiments et de la pensée. On était, à l'époque, très mal informé de la malignité des locataires pervers des souterrains psychiques, et de l'attractivité de leurs discours malsains. On était, à l'époque, très mal protégé de la fascination du chaos au point de laisser, faute de s'en être méfié, son prétendu souffle libérateur étouffer toute liberté, et l'élégance de sa pseudo-lucidité détourner du chemin vers la lucidité authentique. À l'époque, il n'y avait aucun moyen de résister aux invitations de ces si convaincants orateurs que n'essayait même pas de contredire l'esprit de ce qui est trop souvent absent (la claire conscience), et qu'approuvait un cerveau dont on se serait mieux servi, sans grand effort, chez une personne moins fragile, moins tourmentée, moins déséquilibrée, et surtout moins étrange. À l'époque, les mythes dont j'essayais de créer, avec pas mal d'hésitations, les fondements, ces peuples et ces univers dont subsistent des bribes de souvenirs dans mes aspirations au renouveau, à la noblesse, à la fraternité, à la majesté, à l'intégrité, même s'ils sont désormais enterrés dans le lugubre cimetière des œuvres de jeunesse parmi les déchets de cette imagination maladive qui interdit tout accès à la réalité commune, s'exposaient cependant avec innocence, espérant qu'un lecteur succombe un jour au charme de leurs récits héroïques. À l'époque, le processus de « réarrangement » interne, ce cadeau des dieux au statut de fable old school, était à peine amorcé par les excursions dans les catacombes psychiques, et il se réduisait à un non-sens. Le Matériel, à l'époque, s'exprimait partout avec fureur, dans son obsession d'en finir avec le Spirituel, auquel il sent bien au fond devoir sa « consistance » dès qu'il en examine la nature, pour peu qu'il accepte de reconnaître leurs signes évidents de parenté, l'unicité de leur Origine.
Tout s'est trouvé anéanti dans ce vers quoi je sombrais. Tout pourtant restait paradoxalement préservé. On se voyait en effet contraint, à l'époque, de promettre de renoncer à ses rêves tout en les maquillant en space operas. La pensée secrète s'est ainsi trouvée fortifiée face au conformisme auquel on se plie dans ces groupes qu'effraie le moindre signe de déviance. L'Élévation, alors, a débuté. Il se révèle ici comment elle est parvenue à s'accomplir sans aucun encouragement. La perception élargie, d'abord, que j'accueillais avec réticence alors que je la savais indissociable de la sérénité, lui sert de colonne vertébrale : elle est associée fondamentalement à la consolidation progressive d'un esprit élargi impersonnel hors de soi (vide et plein), où communient désormais la splendeur d'un élargissement cosmique (plein et vide) et la présence discrète d'un corps en transition. Avec cette assise, et au prix de longs efforts de stabilisation mentale souvent éphémère au début, il s'est ensuite agi, sans distinguer d'emblée cette perspective, de vérifier si le développement aussi incongru d'une conscience élargie apportait la garantie d'une béatitude permanente, et si sa conscientisation critique, par principe pourvoyeuse « de doutes et de réserves », y participait harmonieusement.
LA RENAISSANCE DE LA SINGULARITÉ (2/2)
La Singularité a grandi lentement. La Singularité a patienté. Elle ne s'est guère pressée. Par intermittence, sans réel enthousiasme, elle s'est un peu forcée à mimer la Normalité. Elle s'est compromise. Elle s'est pervertie. Elle s'est abaissée. Elle s'est adaptée à son époque. Elle s'est profondément reniée, mutilée. Avant de renoncer à jouer un rôle de circonstance au lieu de s'exprimer allègrement dans l'Affirmation. La Singularité, par instinct de survie, a couru vers l'Affirmation ; il existe un lien invisible de toute éternité entre ces étranges « figures » qu'incarnent parfois encore les êtres pensants les moins intoxiqués par la culture ambiante. La Singularité a tenu bon. On aimerait toutefois mieux en profiter. Même si, de temps à autre, mon Élévation laisse vaguement entrevoir un avenir qui se serait permis d'évoluer sans retenue, il s'avère qu'en fin de compte le passé s'est embusqué, il s'est dissimulé, disséminé, répandu dans chaque souvenir, il a proliféré, il a pullulé, il s'est démultiplié, il a triomphé. Il a imposé sa loi. Il a régné. Il a perduré. Triste écho de la Normalité, dans la répétition de ses modèles (voire dans leur obsession), il cherche moins à se présenter comme son porte-drapeau qu'à s'installer sur son trône symbolique. Quant au spirituel, dont il se méfiait tant qu'il conservait partiellement sa capacité de surgissement instantané, il s'en est offert la dépouille. Ainsi, avant même qu'il sache vers quoi l'avaient destiné ses premiers pas, à n'en pas douter à voir dans l'univers un champ d'exploration en phase d'expansion, il s'est dépêché (plus fébrile ici, plus inquiet que ses complices dans la mystification) de jeter à la rue ce va-nu-pieds de spirituel apatride. Avant de parvenir à étouffer tout élan spirituel (amputation que sa propagande, sans vergogne, qualifia de réalisme), il s'est toutefois attelé à en produire des substituts pour traîne-misère, à en écouler en masse des imitations. La Singularité résiste à cette Normalité avec les moyens dont elle dispose. Elle apprend dans les bras de la nuit l'amour de la vie. Mais les modestes techniques de défense de son intégrité, approximatives et balbutiantes, grâce auxquelles elle s'est protégée, ne suffisent pas à contrecarrer les desseins des zélateurs, des adorateurs, et surtout des inventeurs et des prédicateurs de l'hypnose collective.
La Singularité s'est camouflée. Elle s'est longtemps déguisée. Petit à petit, elle se déleste de ses costumes de carnaval, de ses masques, de ces personnages qui ne sauraient la définir. Et aussitôt elle les brûle. Elle les enterre. Puis les oublie dans l'ivresse de la Joie primitive ; état dont il deviendrait alors déplacé, autant que ridicule (pour peu que l'on sonde sérieusement l'abîme entre l'expérience et les recensions aussi partielles qu'affadies qui tentent de décrire la splendeur de la Transfiguration du pitre), de rappeler la puissance curative, merveilleuse, ensorceleuse, miraculeuse, libératrice.
La Singularité est tombée, elle s'est soignée, elle a survécu. Elle s'est aguerrie dans l'échec, endurcie dans la défaite. Elle garde l'espoir d'accéder à ce que chaque souffle, chaque pensée, chaque mouvement de son corps, chaque pulsion, chaque instant avaient toujours aspiré à créer : l'incarnation sereine d'elle-même dans une personnalité accomplie, propre à entraîner la lente extinction en soi de personnalités factices, à cause de la désuétude de ces dernières. Ce pari de l'Évolution organique, inspiré à la fois (et entre autres) par les épopées fantastiques des Néandertaliens et des Jedi, les plongées dans la matière à la façon d'une odyssée de l'espace en 2001, et bien sûr le souvenir réconfortant de ces visionnaires (artistes, poètes, demi-dieux) sans qui ne se serait jamais exprimé le souhait d'avancer sur des chemins inconnus, permettra peut-être d'enfanter dans un futur improbable une réalité métamorphosée. Pour la Singularité absorbée dans la Joie, il n'existe pas de Singularité, il n'existe pas de Joie ; aucune des pauvres représentations de notre perception n'est adaptée à la nature de ce miracle. L'Élévation signifie au fond, prolongeant Térence : « Rien de ce qui constitue le mutant n'échappe à l'étrangeté, et rien de ce qui constitue l'étrangeté n'échappe au mutant ».
Il n'y avait aucune raison pour qu'un individu dont les paroles et les habitudes n'ont jamais dévié de la banalité, dont les passe-temps semblent inexistants et dont les désirs ont péri dans la platitude, fasse de la vie joyeuse, assimilée par tradition à l’exubérance et à l'expression incontrôlée d'un débordement de flux émotionnels, un dessein fondamental au quotidien. Alors que rien ne se réfère ici au débordement, ou aux flux émotionnels ; puisqu'en infiltrant chaque seconde du quotidien la Joie, dont procédaient parfois enthousiasmes excessifs ou ravissement de l'âme, en a garanti la quiétude, autant que l'intensité. Cette révélation apparaîtrait comme telle, chez les boute-en-train et aussi chez les contempteurs d'un hypothétique individu métajoyeux, si aucune tentation de retour au désespoir ne restait tapie dans la pénombre.
La parole qui guérit dans les saintes écritures distillait en effet de vils poisons souvent mortels dans les pensées qui nous minent et nous corrompent. Parce qu'il ne s'y découvre plus autant de vie, et que les vivants deviennent petit à petit moins soucieux de la pitoyable insignifiance de leurs actes, ces glorieux hymnes qu'inspirait jadis la vie se sont trouvés pervertis par les glorieuses exhortations à la compétition universelle. Conditionnés à la seule victoire, et avec pour seule obligation d'incarner un winner, plus que des robots que rien d'essentiel ne distingue entre eux. Pourquoi s'agitent-ils ? De toute évidence pour rester les meilleurs, plus que jamais gagnants, plus que jamais vainqueurs, plus que jamais obsédés par leur ego et par la réussite. Notre âme entretient cependant l'illusion d'être immunisée contre ce culte à l'égard des palaces et des casinos boursiers trop grossier pour qu'il y ait le moindre mérite à préférer instinctivement ignorer les manèges et les spectacles de foire vers lesquels accourent les foules qu'il entend hypnotiser, et soumet ainsi à sa puissance. À titre personnel, j'évite de m'attribuer la responsabilité de m'être spontanément employé, à une époque lointaine, à m'inspirer autant qu'il se pouvait de figures moins grotesques de la gaudiaphilie, et je tiens notamment à évoquer ici Pierre Dac ; celui-ci me réjouit d'abord pour s'être lancé dans l'aventure loufoque et géniale de l'Os à Moelle, puis achève de m'impressionner par son superbe engagement, à savoir le combat contre Vichy et Radio Paris depuis l'Angleterre. J'ai parfois regretté de ne m'être pas assez accordé le précieux réconfort des compagnons fougueux de la gaudriole caustique, des chevaliers indociles des Tables bancales, des Scaramouche de l'absurdité, ces témoins brillants et subversifs de la vanité de la Singularité et de la folie de la Joie. La pratique m'a manqué.
Il y a forcément de très nombreuses approximations dans une démarche qui tend vers l'expression de ce que, malgré la prédominance d'un monde toujours plus aliénant, est parvenue à préserver la déviance. On ne perdra pas son temps, j'ai tout fait contre cela, à se demander ce dont je délirais jadis, à une époque lointaine, dans les limbes de la parole. On envisagera éventuellement de s'amuser, pour un temps, de ce que je m'acharnais à transcrire ce qui ne l'aurait jamais été plus fidèlement que dans la manifestation du silence en soi. On finira aussi par oublier ce que je perçois comme une petite bizarrerie de la nature en marge de l'homogénéisation triomphante dans laquelle aucune différence ne reste irréparable et l'adoration des images facilite l'assimilation de chaque individu à un smiley.
Il existe de nombreuses raisons de se méfier des projets trop aventureux. Et il existe un désir plus fort de persister, presque par sacerdoce, malgré la prescience de l'échec, à leur donner forme. Plutôt que de cultiver l'impuissance et la résignation, la stagnation et l'absence d'aspirations vitales, à même de conduire à l'étiolement puis à l'extinction, et ainsi à la négation de ce que se devrait d'incarner un être conscient de la puissance d'affirmation de cette espèce embryonnaire dont étaient dérivés les Mutaniens et qu'il vaut mieux envisager aussi comme une Protodéité : alors s'amorce l'Élévation ; alors s'achève l'âge où l'On s'enlise.