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Léon Maunoury

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Cuite au blanc sur fond blanc

 

Un morceau de viande est resté coincé entre mes dents. Je tente de l’extirper de sa tanière en le poussant du bout de la langue mais rien n’y fait. Je m’essuie le coin de la bouche avec ma serviette en papier, l’air de rien, et feint d’écouter le gros type en face de moi qui parle haut et fort de ce qu’il pense du monde d’aujourd’hui en fronçant les sourcils.
Ce bout de viande ne veut pas sortir.
Je crois qu’il parle d’Art, il postillonne en citant Malevitch, son col de chemise est taché, ses mains dansent au milieu des couverts luisants et des restes de fromages gâchés. Je continue à racler l’intérieur de ma bouche avec ma langue. De grandes tartes arrivent, atterrissent sur la table comme des soucoupes volantes, les pognes surgissent et s’engagent au combat : ça se bouscule et s’excuse, ça arrache sa part fiévreusement, guettant le vin blanc moelleux qui tarde à rejoindre la bataille.
« Pour ma part, lance-t-il brusquement, je n’arrive pas à imaginer que des œuvres telles que celles de Malevitch puissent encore choquer qui que ce soit… Bon sang, c’est vieux comme le siècle ! On voie bien là ce qui cloche dans ce pays… Les gens sont paresseux, les gens refusent de s’éduquer et préfèrent se lobotomiser devant des jeux idiots qui…bla bla bla bla… »
Sa voie disparait au loin, je m’envoie une bonne rasade de rouge pour fêter ma victoire sur le monde : le bout de viande vient d’être capturé, il est entre mes lèvres, pris au piège. Le type joufflu continue à bavarder tout seul, je me décide à agir : Cible en vue, ajustement de la boite crânienne, menton relevé, prise d’appui latéral, feu. Le projectile fend l’air, courbe parfaite, impact imminent, et BUT !
Pleine tête, sa surprise est totale : le sol vient de s’écrouler sous ses pieds, le ciel vient de lui tomber sur le coin de la gueule en plein discours… Il me fixe d’un air fasciné. Je n’ai que quelques secondes pour prendre la fuite : je me laisse tomber de ma chaise lourdement en levant bien haut les souliers, à la manière d’un catcheur. Le fracas des assiettes qui s’écrasent au sol fait sursauter tout le monde. En rampant sous la table, je pique les mollets à petits coups de fourchette à dessert, me frayant un chemin dans une jungle de talons hauts. Les convives protestent, crient, me donnent des coups de pieds, je dois quitter les lieux. Je bondis de ma cachette et chipe une bouteille de moelleux des mains d’un serveur ; plus que quelques mètres et je pourrai rejoindre la sortie, direction le troquet où les copains m’attendent. Je dois avouer qu’à ce moment précis de l’histoire je suis saoul comme un cochon.
Je lance un regard derrière moi avant de franchir la porte : La scène est superbe, les robes tachées de vinasse me poursuivent, les crânes chauves luisent de colère et un des serveurs, un maigrichon armé d’une casserole, me menace en hurlant. Tout cela est moyenâgeux, tout cela ressemble à un tableau de Bruegel l’Ancien. Je me retire en saluant et fonce vers le bar le plus proche pour terminer ma cuite à la santé de l’Art contemporain.
Dehors c’est Noël et je dégobille mon Sauternes dans la neige.

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